La Mobilité des Artistes Africains: une notion C connotation politique | FRANCOIS BOUDA

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Introduction

La mondialisation est saisie ipso facto comme un phénomène économique ayant accéléré, avec la régionalisation, le dépérissement des économies nationales C travers la constitution dbespaces transnationaux, la polarisation des cadres de formulation des règles et politiques économiques, ainsi que la mobilité de certains facteurs de production. Sur le plan culturel, elle se décline en un paradigme C géométrie variable qui entraC.ne une uniformisation des modes de vie et de penser et surtout qui laisse transparaC.tre une tendance C octroyer une valeur marchande aux biens et services culturels. En réaction C cet état de fait, la notion dbexception culturelle, soutenue par la France, consacre justement le particularisme de la culture en la plaçant hors du champ des lois commerciales.

Mais, C lbopposé, la mondialisation offre aussi les moyens dbune promotion accrue des différences culturelles. La circulation des créateurs et de leurs productions C lbéchelle de la planète favorisent des échanges dbexpérience, des enrichissements mutuels et la régénération des idées. En ce sens, la mobilité devient une clé de réalisation de la diversité culturelle.

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Dance show Traces choreographed by Auguste Ouédraogo and Bienvenue Bazié in 2006/2007. Picture by Nestor Da.

La mobilité est essentielle pour le développement des carrières des artistes. Cependant, cbest précisément quand la question de la mobilité se rapporte aux expressions artistiques et surtout aux artistes africains qubelle atteint une visibilité prononcée, alimentée par cette approche amalgamée entre les données discursives sur la mobilité des artistes et les politiques dbimmigration de la part des pays occidentaux.

Devant lbampleur de plus en plus alarmante et la complexité de la question de la mobilité des artistes africains, il convient de sbinterroger sur les logiques politiques C la fois internationales et nationales qui régissent la circulation des biens et des personnes au sens large du terme, les pratiques parfois contradictoires sur le terrain et les réflexions engagées afin dbappréhender le phénomène.

Les espaces de circulation, gage dbune volonté politique avérée

La pluralité des cadres institutionnels et des espaces de circulation témoignent incontestablement dbune volonté politique affirmée au plan international de promouvoir la mobilité des biens et des personnes. Les textes normatifs internationaux comme la déclaration universelle des droits de lbhomme et la déclaration universelle de lbUnesco sur la diversité culturelle consacrent le droit C lbhomme dballer et de venir librement. A lbéchelle des continents, les organisations dbintégration ont mis en place desB règles devant faciliter la circulation des ressortissants des pays tiers, C lbinstar de lbespace Schengen de lbUnion Européenne et de celui de la Communauté des Etats de lbAfrique de lbOuest (CEDEAO). Plusieurs outils de mobilité ont été adoptés sur les plans C la fois multilatéraux et bilatéraux. Il sbagit notamment des bourses de formation, de résidence ou de création, des programmes (Ateliers du Monde et Visas pour la Création de lbInstitut Français, Programme dbappui UE-ACP aux industries culturelles sur la période 2007-2013 « Crossing Borders b Connecting Cultures: traverser les frontières, connecter les culturesB », des bases de données (sites Internet, On the Move-The performing arts travellerbs toolkit), des accords et des organismes (Relais Culture Europe, Organisation Internationale de la Francophonie (OIF), Office National de Diffusion Artistique (ONDA), Informal European Theatre Meeting (IETM), Fonds Roberto Cimetta, Arts Moves Africa (AMA), Arterial Network, Young Arab Theatre Fund (YATF), etc.).

Une mobilité africaine subie ou le paradoxe des pratiques

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Dance show Dans Un SbY Mettre choreographed by Auguste Ouédraogo and Bienvenue Bazié in 2009/2010. Picture by Nestor Da.

Toutefois, nonobstant cette batterie de mesures visant la libre circulation des biens et des personnes, la réalité des pratiques C lbEuvre sur le terrain, surtout dans le domaine des arts et de la culture, réduit la mobilité en un sas hermétique pour les artistes africains. Présumés immigrants clandestins, ceux-ci font les frais des mesures draconiennes prises pour réguler la montée en puissance des flux migratoires des africains qui caressent le désir de faire fortune dans lbeldorado occidental.

Cela se ressent, par exemple, dans les consulats français oC9 il est réservé un accueil des plus inhumains et humiliants aux demandeurs de visas. Alors que les délais dbobtention de rendez-vous sont considérablement longs, des visas sont parfois refusés sans motivation et maintes fois des artistes africains ont été contraints de jouer de leurs instruments ou de danser avant de passer la frontière.

Virginie Dupray, administratrice des Studios Kabako, nous livre son témoignage :

«B Nous venons de nous faire refuser trois visas pour la Grande-Bretagne oC9 nous jouons le 9 octobre au festival Umbrella. Nous avions posé C Kinshasa trois premiers dossiers qui ont été acceptés et les trois suivants, dont celui de Faustin Linyekula, ont été refusés alors qubil sbagissait des mêmes pièces justificatives. [...amp;] Le motif du refusB : pas de justificatifs des revenus annoncés, soit des extraits bancaires, alors qubau Congo, moins de 5% de la population a un compte en banque et qubC Kisangani, la première banque nba ouvert qubil y a un an. Et cbest la troisième ville du paysB ! ...». [1]

Le magazine culturel Les Inrockuptibles relève une politique dbimmigration C la fois ubuesque et kafkaC/enneB :

«B Ubuesque si l'on considère le côté systématique et arbitraire des refus de visa opposés aux demandes d'artistes invités en France, le lot d'humiliations qu'il leur faut endurer, le coC;t des visas refusés et des billets d'avion perdus, le temps passé par les artistes et les programmateurs qui les accueillent pour trouver une personne susceptible d'intervenir en cas de refus. KafkaC/en dans la mesure oC9 le nombre des papiers C fournir est C la discrétion des consulats et change au cas par cas, obligeant artistes et programmateurs C passer le plus clair de leur temps C régler les problèmes de visaB ». [2]

Lbinquiétude réside dans lbirrationalité des pratiques comme nous lbexplique Marie-Agnès Sevestre, Directrice des Francophonies en Limousin :

«B On a dC; envoyer quelqubun C Roissy avec tous les contrats de travail, chercher la troupe du chorégraphe congolais Didier Ediho, la police des frontières les suspectant dbavoir obtenu leurs visas par malversation. Souvent, les visas sont donnés au pied de lbavion, C la dernière minute, après toute une série dbhumiliations. Nous avons aussi invité Jean-Pierre Guingané, du théâtre de la Fraternité de Ouagadougou, pour un débat dbartistes africains sur le thèmeB : les artistes dans les indépendances.

Cbest un homme de soixante ans qui a formé des générations dbartistes au Burkina-Faso et qui vient souvent en France avec des visas de circulation de trois ans. Cette fois-ci, le consulat de France de Ouagadougou lba traité comme un gamin de 16 ans qui veutB fuir et il mba ditB : bbCbest tellement humiliant que je ne viendrai pasbb.B »" [3]

Des raisons de confondre les artistesB africains avec les immigrants clandestins?

Malgré cette suspicion démesurée de la part des dirigeants politiques occidentaux, il est des faits qui soulèvent la question de sa raison dbêtre. En effet, comment ne pas durcir le ton face aux individus véreux qui profitent des facilités offertes aux artistes en général pour prendre la poudre dbescampette une fois en EuropeB ? On sben souvient, lbaffaire Papa Wemba a donné de lbeau au moulin des autorités françaises et belges sur la légitimité de leurs pratiques confusionnelles entre la mobilité des artistes et leurs politiques migratoires. En effet, suspecté dbavoir introduit au moins 300 clandestins congolais en France et en Belgique en les faisant passer pour des musiciens de son groupe Viva la Musica, Shungu Wembadio Pene Kikumba, de son vrai nom, a été condamné le 16 novembre 2004 par le parquet de Bobigny C trente mois de prison et 10 000 Euros dbamende pour aide au séjour irrégulier de clandestins sous couvert de ses activités musicales. [4]

Qubelle soit fondée ou pas, la réaction de Lilo Miango, inititateur de la presse musicale en République Démocratique du Congo, permet de mettre en lumière une autre facette de la question. Il estime, pour sa part, que Papa Wemba a été tout simplement naC/f de nbavoir pas dénoncé le manège de certains tourneurs et producteurs qui obligent les chanteurs C faire passer clandestinement les artistes dans le seul but dbéviter les charges fiscales et sociales. [5]

Des effets pervers de lbamalgame

A tout le moins, il ne sbagit que de cas isolés et infimes en comparaison avec la masse dbartistes africains engagés dans une carrière professionnelle. Finalement, il se dessine une tendance pour les professionnels européens C se résigner C programmer uniquement des artistes européens ou africains installés en Europe. Ce faisant, cet imbroglio au sujet de la mobilité des artistes africains débouche sur lbaugmentation des passages C lbillégalité de ceux-ci, dbautant plus qubils ne sont pas sC;rs de pouvoir repartir travailler en Europe. A ce sujet Christine Semba, Directrice de Zone Franche, le réseau des musiques du monde, raconte lbhistoire dbune artiste cubaineB :

«B Je connais un cas [...amp;] dbun groupe de Colombiens. Une des personnes du groupe était cubaine et vivait en Colombie. Et ce groupe a tourné plusieurs fois en Europe via lbEspagne [...amp;]. Et après deux tournées oC9 lbobtention du visa pour la personne cubaine a été extrêmement, extrêmement, compliquée, la troisième fois, il a vraiment fallu que le manager du groupe saisisse des avocats. Cbest vraiment parce qubil sbest énormément impliqué dans lbobtention de ce visa que la personne a pu obtenir un visa en dernière minute. Ils ont fait leur tournée en EuropeB ; ils repartaient par Madrid. La veille du départ, cette musicienne est allée voir le manager en lui disant bbécoute, tu as vu C quel point il été compliqué dbobtenir un visa, je sais que cbest la dernière chance pour moi de rester en Europe. Donc, excuse-moi mais je ne vais pas rentrer. Jbentre dans la clandestinité dès demainbb ». [6]

La démission des Africains

En Europe et notamment en France, la société civile est C pied dbEuvre pour engager le débat, alerter lbopinion publique et développer des outils. Le Comité Visas Artistes que Zone Franche a mis en place en 2010 «B joue le rôle de conseils aux professionnels du spectacle pour monter les dossiers dbobtention de visas et pour intervenir auprès du Ministère des Affaires Etrangères en cas de blocageB ». [7]

Dès les années 2000, des efforts ont été consentis par les gouvernements européens (France, Pays-Bas, Norvège, etc.) et lbUnion Européenne pour plancher la question de la mobilité des artistes. Plusieurs études, ouvrages et rapports commandités par le Ministère français de la Culture et de la Communication et le parlement européen permettent de toucher du doigt les contraintes b règles, pratiques, modalités, lacunes et gênes b liées C la mobilité des artistes de façon générale. [8]

Toutefois, il ne peut être passé sous silence ce laxisme criard des artistes africains et des autorités politiques africaines face C la recrudescence du phénomène de la maltraitance des artistes en provenance du continent africain. Les artistes nbarrivent pas C sborganiser de sorte C exercer la pression nécessaire sur les responsables politiques devant permettre dbengager des actions concrètes. LbEtat du Sénégal, pour sa part, a pris des mesures de rétorsion début janvier 2013. Ainsi, pour compter de juillet 2013, les Autoritités sénégalaises useront de réciprocité dans le traitement des demandes de visa dbentrée au Sénégal des ressortissants des pays demandant un visa aux Sénégalais. [9]

Conclusion

En définitive, on ne peut pas objecter la volonté des décideurs politiques de soutenir la libre circulation des biens et des personnes C lbéchelle planétaire et régionale. Les textes normatifs internationaux et les outils de promotion de la mobilité des artistes en attestent clairement.

Mais, les pratiques sur le terrain contredisent quelque peu cette volonté politique. En durcissant les politiques de lutte contre lbimmigration clandestine, les pays occidentaux ont perdu de vue la nécessité pour les artistes de circuler librement pour présenter leurs Euvres. Ce faisant, les artistes, surtout en provenance du continent africain, sont devenus des victimes collatérales des politiques migratoires. [10]

Pour y faire face, il revient C la société civile, en Afrique et en Occident, de jouer le rôle de plaidoyer pour emmener les pouvoirs politiques C traiter la question de la mobilité des artistes dbun point de vue culturel et non pas comme un problème migratoire. En résumé, «B Visas pour les artistesB » comme le revendique le chorégraphe burkinabè Seydou Boro dans son court métrage «B VisasB », qubil a réalisé en 2004 au Cameroun.[11]

 
 
[*] Je voudrais remercier mon amie Lila Ann M. Dodge pour sa précieuse contribution C cet article. .
 

François Bouda: Chargé de Missions du Centre de Développement Chorégraphique La Termitière (CDé et Administrateur de la Compagnie Auguste-Bienvenue.


[1] Fabienne Arvers, «B Refus de visas pour les artistes africains: une situation ubuesqueB », Les Inrocks, 25 septembre 2010 http://www.lesinrocks.com/2010/09/25/actualite/refus-de-visas-pour-les-artistes-africains-une-situation-ubuesque-1125453/

[2] Fabienne Arvers, Idem
[3] Fabienne Arvers, Idem
[4] Afrik.com, «B Papa Wemba sous les verrousB », 21 février 2003 http://www.afrik.com/article5716.html
[5] Afrik.com, Idem
[6] Florence Pacaud, «B Des artistes mal venusB », France Culture, 25 novembre 2011 http://www.franceculture.fr/2011-11-25-des-artistes-mal-venus
[7] Florence Pacaud, Idem
[8] Lukacs AnaC/s, Lbaccueil en France des artistes étrangers du spectacle vivantB : une possible amélioration des modalitésB ?, Mémoire de Master professionnel «B Développement culturel et direction de projetB », Université de Lyon 2 b Faculté dbanthropologie et de sociologie, 2007, 104 p. http://socio.univ-lyon2.fr/IMG/pdf/LUKACSAnais_Mem07.pdf Zone Franche, «B La circulation des artistes : quelles solutions pour les professionnels ?B », débat organisé par le réseau des cultures du monde, Zone Franche, 8 avril 2009 au Lavoir Moderne Parisien http://www.zonefranche.com/details-actus-zf.php?id_news=946B
[9] Ndeye Khady Lo, «B VisaB : C partir de juillet 2013, le Sénégal appliquera la réciprocitéB », Slate Afrique, 2013 http://blog.slateafrique.com/nangadef-senegal/2012/12/04/visa-a-partir-de-juillet-2013-le-senegal-appliquera-la-reciprocite/ Mehdi Ba, «B SénégalB : réciprocité des visas, même tarif pour tousB », Jeune Afrique, 1er juillet 2013 http://www.jeuneafrique.com/Article/JA2737p038-039.xml0/france-usa-senegal-italiesenegal-reciprocite-des-visas-meme-tarif-pour-tous.html
[10] Le Monde.fr, «B VISA b Les artistes africains ont de plus en plus de mal C venir en France («B Les InrockuptiblesB »)B », 27 septembre 2010 http://bigbrowser.blog.lemonde.fr/2010/09/27/visa-les-artistes-africains-ont-de-plus-en-plus-de-mal-a-venir-en-france-les-inrockuptibles/
[11] Seydou Boro, «B VisasB », court métrage, 7 min 48 s, Zéli Production-Méka, 2004